Bertrand Chamayou

ENTRETIEN

Le 15 octobre 2025, vous serez dirigé par notre principale cheffe invitée, Barbara Hannigan, aux côtés de notre orchestre. Habitués à vous produire ensemble en récital, jouer sous sa direction sera-t-il une première pour vous ?

Ça n’est pas exactement une première, car nous avons donné les Oiseaux Exotiques de Messiaen avec l’orchestre philharmonique de Radio-France il y a quelques années. Mais c’est presque la première car avec ces concerts, nous allons initier une série de collaborations du même type. Nous avons beaucoup de projets cette saison et la saison à venir, et je m’en réjouis car travailler avec Barbara est une des choses les plus épanouissantes dans ma vie de musicien.

Vous interpréterez l’Irish Suite (1929) du compositeur Henry Cowell, figure de l’avant-garde américaine des années 1920-1930. Il popularise la pratique du cluster au piano (quand l’interprète doit utiliser ses poings et ses avant-bras pour obtenir des grappes d’accords dissonants), il va plus loin en composant des pièces où les cordes du piano sont directement frappées ou frottées à la main, parfois sans recours au clavier. Que pouvez-vous dire à nos spectateurs qui pourraient se sentir effrayés par cette approche ?

Tout d’abord il n’y a aucune raison d’être effrayé ! La musique peut revêtir diverses formes, et la voie traditionnelle n’est pas la seule. La recherche de sonorités inouïes est une aventure très excitante, sans même inventer un nouvel instrument, et avant l’arrivée de la musique électronique, Cowell a imaginé qu’on pouvait utiliser les instruments traditionnels d’une autre manière.
Précédant de quelques années l’invention du piano préparé (avec des objets glissés dans le piano) par son élève John Cage, il a exploré l’intérieur du piano, exigeant du pianiste d’apprendre de nouvelles techniques de jeux dans les cordes, un peu comme si l’on jouait d’une harpe.
Il en résulte des sonorités inhabituelles, mais la pièce en soi n’est pas écrite dans un langage très déstabilisant.
C’est plutôt quelque chose d’assez magique et, je l’espère, une découverte pour beaucoup d’auditeurs.
L’œuvre prend pour prétexte des légendes irlandaises, la première pièce notamment évoque une sorcière, et les sonorités employées peuvent avoir quelque chose d’effrayant, mais dans un sens strictement poétique, pas dans un sens négatif !

L’autre pièce dans laquelle vous serez soliste sera la Malédiction pour piano (1830-1840) de Franz Liszt, connue pour son caractère novateur, mélangeant plusieurs thèmes qui interagissent entre eux. Elle est considérée comme une contribution importante de Liszt au développement de la technique pianistique moderne. Y voyez-vous une anticipation de la musique de Cowell ?

La Malédiction est une œuvre de Liszt bien méconnue. J’adore cette pièce depuis longtemps, elle a été écrite par un Liszt très jeune, 19 ans je crois, mais elle possède en germe des éléments de ce qui fera le Liszt tardif : des accords très modernes notamment, comme ces accords introductifs du piano, complètement déroutants pour l’époque.
L’écriture pianistique ouvre de nouvelles voies et possibilités, comme à peu près toute la musique de piano de Liszt.
Je n’y vois pas de lien particulier avec Cowell, à part la trame poétique, qui nous a donné à Barbara et moi l’envie de juxtaposer ces œuvres.
Mais quoi qu’il en soit Liszt est sans doute le compositeur du 19eme siècle qui a le plus ouvert la voie aux innovations du 20ème.

Deux jours après votre Grand Concert avec l’OCL, vous donnerez un récital à l’HEMU le 17 octobre 2025 avec Barbara Hannigan, cette fois en tant que soprano. Vous l’aviez donné en début d’année à la Cité de la Musique à Paris. Il comporte Les Chants de Terre et de Ciel de Messiaen, présent sur votre disque conjoint sorti en 2024. Que diriez-vous à des spectateurs pour leur donner envie de voir votre duo dans un tout autre format ?

Contrairement à notre collaboration chef/ soliste, qui est encore nouvelle, nous avons déjà un parcours de quelques années en tant que duo piano/ voix.
Nous avons donné ce programme un grand nombre de fois déjà et je pense que notre relation va bien au-delà du traditionnel récital vocal avec accompagnement, mais je ne suis pas le mieux placé pour en parler !
Nous nous rejoignons sur tellement de points musicalement, et notre appétence commune pour la musique d’aujourd’hui est un élément important.
Ce programme est tout entier construit autour d’une certaine idée de la transcendance, via le catholicisme chez Messiaen, par des voies plus ésotériques chez Scriabine, et enfin par la mythologie chez Zorn.
La pièce de John Zorn revêt des aspects très théâtraux, avec un certain nombre de techniques « étendues », vocalement, mais aussi au piano, un peu comme chez Cowell.
La variété et la folie qui s’en dégagent valent à elles seules le déplacement, et mettent en évidence la complicité qui nous unit avec Barbara !