Kristiina Poska

ENTRETIEN

Vous dirigerez l’OCL les 5 et 6 avril 2023. Quelle perception avez-vous de notre orchestre ?

J’ai déjà travaillé avec l’orchestre. Je garde un merveilleux souvenir de mon dernier passage (il y a 10 ans!) et des nombreuses qualités de l’OCL: sa flexibilité, sa sonorité transparente ainsi que l’ambiance chaleureuse parmi les musiciens !

Vous dirigez un de nos Grands Concerts particulier. Chaque année nous nous associons à l’orchestre de l’HEMU pour former un orchestre symphonique. Quelles sont les particularités de diriger deux orchestres distincts dont un étudiant ?

Diriger ce type d’orchestre « combiné » est une expérience atypique car on est face à des individus très expérimentés aux côtés d’autres plus novices. Il faut réussir à unir deux univers musicaux. Il s’agit Non seulement de se concentrer sur les œuvres jouées mais aussi développer, grâce aux musiciens professionnels, certaines compétences (techniques et artistiques) dans le but de rendre concrète une idée musicale et la transmettre au public de la façon la plus cohérente et convaincante possible.

Chostakovitch, un des deux compositeurs au programme, a dû s’arranger avec les réalités de son époque. Êtes-vous influencée par les questions de société/d’actualité dans votre travail ?

Oui bien sûr. En tant qu’artistes, nous travaillons toujours au présent, nous sommes conscients de ce qui se passe dans le monde et cela influence notre façon de penser et, par extension, l’approche de notre pratique artistique. On ne peut pas rester figé dans le passé. Travailler au présent implique de questionner les traditions, les croyances et les opinions. En jouant des œuvres du passé, nous confrontons incontestablement (consciemment ou inconsciemment) le présent et le passé. Il faut essayer de se représenter au mieux les contextes historiques et sociaux dans lesquelles les pièces jouées ont été créées. Dans le cas de Chostakovitch, il est fondamental et essentiel de comprendre les différentes strates de sens qui reflètent les problématiques de l’époque du compositeur. Il faut en avoir conscience et analyser la partition avec cette grille de lecture. Ainsi, on peut refaire vivre toute l’ironie que Chostakovitch cachait dans sa musique, en réaction au régime en place. Le cas de Chostakovitch est particulièrement actuel dans le contexte de guerre qui sévit aujourd’hui en Europe. J’oserais même dire que la musique de Chostakovitch nous dit encore beaucoup de choses sur notre époque et malheureusement le contexte actuel éclaire toujours aussi bien sa musique.

Il y a une riche tradition musicale dans votre pays d’origine, l’Estonie. Quel rôle ont joué vos racines dans votre parcours ?

Mes racines et ma culture ont bien sûr joué un rôle très important dans mon développement d’artiste et de cheffe. Mon approche de la musique est toujours liée à la conscience vocale. Inspirer et expirer. Cela me vient de la fabuleuse tradition des chorales estoniennes qui constitue ma formation initiale. Je ne peux envisager la musique autrement que par notre capacité à chanter et à communiquer nos émotions à travers des sons purement vocaux. Plus tard, quand je suis partie étudier à Berlin, j’ai opté pour une carrière de cheffe. L’Allemagne représentait pour moi – encore aujourd’hui- l’environnement idéal pour étudier le répertoire symphonique et l’art de la direction. Malgré tout, mon inspiration la plus profonde reste liée à ma propre « heimat », l’Estonie, un pays jeune avec des racines anciennes et un fort désir de se connecter aux forces de la nature et aux éléments.

Depuis longtemps, l’OCL est fier de mettre à l’honneur de nombreuses femmes cheffes. Avez-vous l’impression que les choses ont bougé dans le milieu depuis que vous vous êtes lancée dans cette carrière ?

Oui les choses ont beaucoup changé. J’ai été témoin de nombreuses évolutions positives et je me réjouis de compter de plus en plus de collègues féminines. L’ancien monde patriarcal semble s’effacer. Actuellement, les femmes ont la possibilité d’explorer leurs désirs et leurs ambitions et de les porter au plus haut, par exemple en dirigeant les orchestres les plus prestigieux. Pour moi, cette évolution doit très peu aux quotas ou à la discrimination positive. Les femmes devraient s’élever d’elles-mêmes et faire entendre leurs voix aussi fort qu’elles le veulent. Comme certains hommes vivent encore dans le passé, nombre de femmes continuent aussi d’endosser un rôle de victime qui les entrave. C’est le poids du passé qu’elles supportent malgré elles. Ces sujets méritent une prise de conscience globale à l’égard des traditions et des anciens schémas. Il faut trouver un bon équilibre entre masculinité et féminité, le ying et le yang. Nous n’y sommes pas encore mais on est en bon chemin.