Bertrand de Billy

ENTRETIEN

Réputé pour vos directions d’opéra, vous êtes souvent venu diriger l’OCL avec un programme chanté, et c’est de nouveau le cas pour ce concert des 1er et 2 novembre avec la mezzo-soprano Stéphanie d’Oustrac et La voix humaine de Poulenc. Qu’est-ce qui vous attire dans cet aspect de la musique ?

Pour moi, le chant est la base de toute la musique, c’est même la base de la vie. Quand un enfant naît, on guette et on attend son premier cri, c’est déjà son premier chant. Quand on a peur, on chante. Quand on est joyeux, on chante. Quand on se retrouve, on chante. Dans la rue, sous la douche…dans tous les moments de la vie, on chante. Un chef dit souvent à son orchestre : « Chantez ! ». La voix humaine, chacun en a une, et c’est un cadeau qu’on oublie parfois ! C’est un vrai miroir de l’émotion. Le métier de chanteuse ou chanteur est très difficile, car vous portez votre instrument en vous, et n’importe quelle émotion se retransmet immédiatement dans la voix. Ça peut être positif, ça peut être négatif.

Je suis d’ailleurs plus un amateur de radio que de télévision, car j’aime imaginer le visage d’une personne par le son de sa voix. Il y en a que je reconnais depuis tout petit, qui m’ont fasciné ! Fanny Ardant par exemple. J’ai toujours trouvé sa voix unique, fascinante et envoutante. Quand j’ai programmé Jeanne d’arc au bûcher de Honegger au festival de Salzbourg, il était évident pour moi que ce serait avec elle. Et elle a accepté… Vous imaginez l’émotion !

J’ai en ce moment une grande période Poulenc. Plus je mûris, plus je me sens proche de ce compositeur qui était une personnalité écorchée vive. Un compositeur qu’on reconnait dès les premières notes, typiquement français : beaucoup d’humour, de gravité, d’autodérision, de courage (par exemple sur l’acceptation de son homosexualité). Un homme d’une franchise et d’une honnêteté absolument incroyables qui aborde des sujets de société délicats, aussi bien dans La voix humaine, que je dirige pour la première fois, que dans les Dialogues des carmélites. Que ce soit le texte de Bernanos pour les Dialogues ou celui de Cocteau pour La voix humaine, ils ont tous les deux été écrits dans des moments de séparations amoureuses pour leurs auteurs. Beaucoup plus tard, Poulenc a lui aussi composé cette œuvre au moment d’une séparation. De même, dans le film de Rossellini, La voix humaine (1948), que je conseillerai à l’orchestre de regarder, c’est Anna Magnani, la compagne du réalisateur qui joue, et ils se séparaient à ce moment-là. Il y a une sorte d’intériorisation de la douleur par des gens qui l’ont vraiment vécue. C’est pour cela que, selon moi, il ne faut pas aborder ces œuvres trop tôt dans la vie. Non qu’il faille y mettre sa propre expérience, mais on en aura, avec une certaine maturité, une compréhension différente et plus profonde. Redonner du « temps au temps », prendre le risque d’aller à « contretemps » de notre monde actuel. Comment ne pas évoquer ici l’enregistrement magistral de Simone Signoret de La voix humaine. Fallait-il avoir autant souffert pour transmettre autant d’émotion (de surcroît en une seule prise, censée être une répétition) ?  Sans doute…

Ce qui me fascine dans cette pièce de Poulenc, et c’est peut-être ça la musique française, c’est d’avoir des extrêmes regroupés dans une périodicité très rapide. On passe du comique absurde (quand elle se trompe de numéro de téléphone) à des phrases qui sont d’une pureté incroyable (quand elle parle de suicide – Poulenc était fasciné par la mort). On voit cette femme déchirée, en face de nous, au téléphone, et le défi va être pour les spectateurs et les musiciens d’imaginer ce que répond le « Monsieur ». C’est ça qui est si spécial et novateur ! Il y a de nombreux points d’orgues (des moments où la musique s’arrête), parfois toutes les trois mesures. Poulenc veut nous laisser le temps d’imaginer ce que la personne répond. Cela demande un travail au public, c’est presque « interactif » ; tout le monde n’imaginera pas les mêmes réponses, c’est ça qui est étonnant et très moderne, même si aujourd’hui on a tendance à vouloir tout communiquer rapidement, en bloc.  Cocteau et Poulenc imposent les silences, les trous noirs. Ils nous obligent à observer, écouter, se poser des questions ! Après avoir écouté La voix humaine, on en ressort changés. On va réfléchir, on va peut-être relire le texte original… on est tous touchés par cela, soit au travers de sa propre histoire, soit par l’expérience ou le vécu d’un entourage plus ou moins proche. Personne ne peut, ne doit passer au travers. On ressent de l’empathie et l’essence même du sentiment.  Il y a un lien, un FIL. Celui du téléphone, de la vie, de l’amour. (Un fil à la patte, dirait Feydeau). Au théâtre, on ne prononce jamais le mot « corde », on parle de « Fil ». La voix humaine est produite par les vibrations de deux cordes vocales. Mais la corde est aussi ce fil avec lequel on peut se pendre.  

La pièce de Poulenc est rarement jouée. Pourquoi l’avez-vous associée à un « tube » de la musique classique, la Suite n°2 de Bach ? Quel lien voyez-vous entre ces œuvres ?

Pour accompagner Poulenc, Bach était pour moi une évidence. Poulenc adorait Bach, et a même demandé qu’à son enterrement on ne joue que du Bach. Souhait qui fut respecté. De plus, l’œuvre commence par une ouverture à la française. Je me réjouis par ailleurs de retravailler avec la flûte solo de l’orchestre, Jean-Luc Sperissen, que j’aime beaucoup, que j’ai déjà dirigé en soliste en concert à l’OCL dans Jolivet. Je ne fais pas de différence dans le travail avec un soliste invité ou un soliste de l’orchestre. Quand on a des gens de haute qualité il faut en profiter.

Comment envisagez-vous le travail sur la Suite n°2 de Bach, dont l’air de la Badinerie est connu de tous ? Arrivez-vous à l’aborder de manière neuve ?

C’est une question intéressante mais que j’aurais envie de déconstruire. Qu’est-ce que ça veut dire : voir une pièce « neuve » ? Doit-on interpréter une œuvre pour qu’elle ait l’air « neuve » ? Non. Une œuvre depuis qu’elle est née, est « ancienne », à partir du moment où elle est créée, elle existe. Le rôle d’un interprète, c’est d’essayer de comprendre un compositeur, d’être son serviteur, son avocat, son disciple, de se laisser guider par l’œuvre. Je redoute le fait de penser qu’on doit obligatoirement découvrir quelque chose de nouveau. C’est possible, à travers des recherches historiques, quand on a redécouvert par exemple chez Mozart des nouvelles versions, des autographes…Là, oui, on a redécouvert des partitions originales, on a pu les repenser. Mais aujourd’hui nous avons la chance que tout ce travail ait déjà été fait par des gens comme Harnoncourt, Norrington…ce qui se faisait à l’époque baroque, on ne peut plus l’ignorer. Je ne sais pas si la démarche doit être d’apporter quelque chose de nouveau. Ce n’est pas le nouveau qui m’intéresse, c’est l’adaptation : à un orchestre, à une salle, à un soliste, à un temps de la vie…et des gens comme Bruckner ou Mahler n’ont pas arrêté de refaire des orchestrations notamment pour s’adapter à la salle. C’est seulement dans ces contextes-là qu’on peut voir de la nouveauté. Certains orchestres s’interdisent de jouer des œuvres qu’ils jugent galvaudées comme la 5e symphonie de Beethoven. On n’ose plus les programmer ! Il m’est arrivé assez souvent de parler avec des musiciens qui du coup n’avaient pas joué tout ce grand répertoire. Pour citer Jean-Paul II, je leur dirais : « N’ayez pas peur ». Il faut continuer à les jouer car pour certaines personnes du public, ce sera la première fois en direct ou la première fois avec tel chef, tel soliste. Il n’y a rien de tel que de faire la démarche d’aller en salle et non de recevoir la musique chez soi. Et même si l’on est attiré a priori par ce qu’on connaît déjà, on peut être au final plus interpellé par une œuvre que l’on ne connaissait pas. Il faut être des incorrigibles curieux. Il faut saisir la chance de (re)découvrir le texte de Cocteau et d’admirer sa modernité, même après cent ans.  

Vous avez choisi entre les deux une symphonie de Mozart, la 31ème, surnommée « Paris ». Cela est-il un clin d’oeil aux deux artistes français (Poulenc et Cocteau) du programme ?

Oui, Mozart et sa symphonie « Paris » est un clin d’œil à la France, pays de Poulenc. Cette pièce a un côté galant, totalement français, et c’est la première fois dans l’histoire de la musique que l’orchestre est au complet avec les clarinettes – c’est l’image de la modernité qui arrive. 

Que diriez-vous aux spectateurs pour leur donner envie de venir voir ce concert ?

Laissez-vous surprendre ! Soyez acteurs, pas seulement spectateurs ! Laissez-vous devenir celui qui est au bout du fil !

QUESTION D’UN(E) ÉTUDIANT(E) DE L’HEMU

Quelle est votre relation avec l’OCL ? Comment avez-vous perçu le travail de ce programme avec cet orchestre ?

C’est un orchestre que je connais depuis très longtemps, j’ai été principal chef invité de 2013 à 2016 donc quand je reviens ici, je me retrouve un peu comme à la maison. C’est comme quand on retrouve des amis et ça c’est la chose la plus agréable. C’est ce qui permet d’ailleurs de proposer des programmes aussi spéciaux et originaux, un peu pointus. On est dans une confiance mutuelle et c’est toujours un vrai bonheur. L’orchestre est techniquement parfait, on peut directement aller au cœur de la musique. Les musiciens sont ouverts, intelligents…quand on se connaît depuis de nombreuses années, c’est presque comme un vieux couple. Quand on se revoit après longtemps, c’est comme si c’était hier ! 

QUESTION DU PUBLIC

Quels sont vos compositeurs/œuvres préférées (qui vous tiennent à cœur) ?

Sur une île déserte, j’emporterais la messe en si de Bach.